Beyna Guèye, militant de la société civile sénégalaise, dit avoir passé deux mois en prison en réclamant la libération d’un journaliste. Le jour où il en est sorti cette semaine, un autre reporter a été écroué pour “fausses nouvelles”, avant la garde à vue jeudi 9 mars d’un ex-Premier ministre, Cheikh Hadjibou Soumaré.
C’est une coïncidence. Elle conforte cependant le propos des opposants au président Macky Sall et des défenseurs des droits. Ils dénoncent un recul des libertés accéléré à l’approche de la présidentielle de février 2024, avec redoublement des arrestations, interdiction des manifestations, mesures coercitives contre la presse et instrumentalisation de la justice.
Le gouvernement réfute toute régression et invoque une juste application de la loi dans un pays qui est volontiers présenté comme un Etat de droit. Alentour en Afrique de l’Ouest, la démocratie souffre et les militaires gouvernent sans partage au Mali, en Guinée ou au Burkina Faso.
Beyna Guèye, 24 ans, dit à l’AFP avoir été arrêté en janvier puis condamné avec deux co-prévenus à deux mois de prison “pour un slogan appelant à libérer un journaliste”.
Lui et deux autres membres d’un mouvement citoyen dirigé par le rappeur Abdou Karim Guèye, célébrité critique du pouvoir, venaient de participer à une rencontre entre le Premier ministre Amadou Bâ et des représentants de la société civile réclamant la lumière sur l’utilisation des fonds contre le Covid-19, relate-t-il.
Ils ont été interpellés quand, à leur sortie, ils ont scandé : “Libérez Pape Alé Niang”.
Pape Alé Niang, patron du site d’informations Dakar Matin, est lui aussi connu comme un détracteur de la présidence. Il a été incarcéré en novembre.
Les autorités lui reprochent d’avoir diffusé des messages de sécurité confidentiels et de “fausses nouvelles” en lien avec la mise en cause de l’opposant Ousmane Sonko dans une affaire de viols présumés. Il ensuite a été relâché en janvier et placé sous un contrôle judiciaire rigoureux.
Vous ne verrez jamais, pendant ma gouvernance au Sénégal, un journaliste mis en prison pour un délit de presse.
Macky Sall en 2015
Les défenseurs des droits ne se sont pas privés de rappeler à Macky Sall, élu en 2012 et réélu en 2019, ses paroles de 2015 dans une interview : “Vous ne verrez jamais, pendant ma gouvernance au Sénégal, un journaliste mis en prison pour un délit de presse”.
Mardi 7 mars pourtant, un autre journaliste, Pape Ndiaye, de la télévision Walf TV, a été inculpé à son tour et écroué après avoir mis en cause l’indépendance de la justice dans le dossier Sonko.
L’affaire Sonko et l’hypothèque qu’elle fait peser sur sa candidature à la présidentielle sont sources de tensions depuis deux ans. Outre les préoccupations socio-économiques, il y a aussi le doute que le président Sall entretient sur son intention de passer outre ou non des objections constitutionnelles et de briguer un troisième mandat.
La mise en cause d’Ousmane Sonko, personnage rétif dont le discours contre les élites est populaire chez les jeunes, a contribué en 2021 à plusieurs jours d’émeutes mortelles, moment charnière de la vie politique nationale.
Par ailleurs, l’ancien Premier ministre sénégalais Cheikh Adjibou Soumaré a été placé jeudi en garde à vue à Dakar par la police, a déclaré à la presse son avocat Mame Adama Guèye.
Cheikh Adjibou Soumaré avait demandé au président Sall s’il avait participé au financement présumé d’une figure politique française pour un montant de 12 millions d’euros, l’interpellant dans une lettre publiée le week-end dernier, sans citer le nom de la destinataire présumée de cet argent.
Le gouvernement sénégalais a, dans un communiqué mardi, démenti tout “don financier” en faveur de la responsable du Rassemblement national Marine Le Pen, reçue le 18 janvier par le président Macky Sall à Dakar.
“On note une détérioration des droits humains depuis plus de deux ans au Sénégal à travers plusieurs violations de la liberté d’expression, de réunion pacifique, de mouvement et de la presse”, affirme à l’AFP Ousmane Diallo, chercheur au bureau régional d’Amnesty à Dakar.
Il déplore de nombreuses arrestations dont “la plupart sont des proches de l’opposition et des critiques du gouvernement”.
Le Sénégal, 73e sur 180 au dernier classement établi par Reporters sans frontières, a perdu 24 places par rapport à 2021.
L’opposition accuse le pouvoir de se servir de la justice. Elle l’accuse d’interdire presque systématiquement ses manifestations, comme en février un rassemblement autour de M. Sonko à Mbacké (centre-ouest). Des dizaines de personnes ont été arrêtées après des heurts, des scènes de saccage et de pillage.
Interrogé par l’AFP, le ministère de la Justice a répondu par écrit que les interdictions de manifestation avaient toujours des “motifs valables”, qu’il s’agisse de prévenir des troubles ou de protéger les personnes et les biens.
Condamné pour des émojis
Seules 136 demandes d’autorisation de manifester sur 4.633 ont été refusées en 2022, soit environ 3%, dit le ministère.
Le Sénégal “reste une terre des droits de l’Homme” où le pouvoir “protège les libertés publiques” et “garantit (leur) exercice”, a-t-il dit.
Un opposant actif sur les réseaux sociaux, Outhmane Diagne, dit avoir passé cinq mois en détention après avoir partagé sur Facebook une publication de Unes de journaux détournées aux dépens du pouvoir et y avoir ajouté des émojis souriants.
“Je suis le seul homme dans l’histoire condamné pour avoir partagé des émojis”, ironise M. Diagne, sous contrôle judiciaire depuis janvier.
AFP