En RDC, les prisons débordent et les solutions semblent s’opposer : faut-il construire de nouvelles infrastructures ou réformer la gestion judiciaire ? Face à une crise chronique exacerbée par des conditions inhumaines et des détentions préventives abusives, le ministre de la Justice a opté pour des libérations massives, suscitant controverses et tensions institutionnelles. Cette analyse explore les causes profondes de la surpopulation carcérale et propose des pistes pour une réforme systémique.
Depuis quelques mois, la surpopulation des maisons carcérales occupe les débats publics en RDC. Initialement conçues pour accueillir un nombre limité de détenus, ces prisons ont connu un flux démographique, avec des conséquences graves sur les conditions de détention. Les prisons font face à la surpopulation et la promiscuité qui empêchent aux détenus de vivre dans des conditions humaines occasionnant de nombreuses violations des droits humains tels que le droit à l’alimentation et à la santé. Face à cette situation alarmante, un bras de fer s’est engagé entre Constant Mutamba, ministre de la Justice, et les magistrats. Alors que Mutamba privilégie des libérations massives comme solution d’urgence, ses détracteurs appellent à une réforme structurelle combinant construction de nouvelles prisons et révision des pratiques judiciaires. Mais au-delà de ces approches divergentes, la crise soulève une question importante : comment réconcilier humanité, justice et réhabilitation des prisons dans un système pénitentiaire à bout de souffle ?
Prisons en RDC, lieux de rééducation ou mouroirs ?
En 2021, lors de l’audition par la commission défense et sécurité de l’Assemblée nationale, Rose Mutombo, alors ministre de la Justice reconnaissait un état des lieux accablant : « La situation carcérale en RDC n’est pas reluisante car l’essentiel de prisons, maisons d’arrêt et centres de détention datent de l’époque coloniale. » Ce constat n’est pas nouveau. Déjà, en 2016, la politique nationale de réforme de la justice (PNRJ) 2017-2026 dénonçait, une année après la tenue des états généraux de la justice, des « conditions de détention contraires à la dignité humaine : promiscuité et insalubrité des lieux de détention, insuffisance quantitative et qualitative de nourriture, de soins de santé et d’hygiène, taux de mortalité élevé, sanctions illégales, violence ». Ces conditions sont consécutives notamment à la surpopulation carcérale.
Par exemple, la prison centrale de Makala, à Kinshasa, a été construite en 1957 pour une capacité d’accueil de 1 500 détenus pour plus ou moins 250 000 habitants que comptait la ville à cette époque (près de 17 millions aujourd’hui). Avant les libérations récentes, cette prison regorgeait d’environ 15 000 détenus. Ce chiffre illustre l’inaction prolongée face à l’augmentation démographique de la ville : pendant longtemps le gouvernement ne s’est pas préoccupé à améliorer les conditions carcérales et à construire les infrastructures pénitentiaires en tenant compte de l’évolution de la population. Dans ce contexte, les prisons perdent leur essence. Lors des libérations des détenus, de nombreuses personnes ont quitté la prison avec des maladies ou des infirmités développées à la suite de ces conditions.
Qu’est-ce qui a provoqué ces libérations en masse ?
Depuis quelques mois, la prison centrale de Makala est sous les feux des projecteurs. En juillet, des images partagées par le journaliste Stanis Bujakera – lui-même ancien détenu – sur son compte X (ex-Twitter) ont révélé les conditions inhumaines dans lesquelles vivent les prisonniers. Sur ces images, on y voit des détenus entassés dans des pièces exiguës, y compris dans les installations sanitaires mal entretenues brisant les conditions hygiéniques décentes, la qualité et la quantité de la nourriture laissant à désirer. À cela, s’ajoute le problème de la prise en charge des prisonniers malades. Ces conditions ont choqué l’opinion publique et mis la pression sur les autorités pour agir rapidement.
En réponse, les autorités ont, dans un premier temps, tenté de démentir cette situation avant d’être rattrapées par la réalité du terrain à l’issue de l’inspection du ministre de la Justice. Cela l’a poussé à s’investir rapidement dans l’amélioration progressive des conditions dans cette prison. Le 10 août, il a par exemple, distribué un premier lot de 3000 matelas sur les 7000 promis. Dans la nuit du 1er au 2 septembre, une présumée tentative d’évasion, réprimée dans le sang, est venue rappeler que les problèmes carcéraux demeurent entiers. Lors du conseil des ministres du 13 septembre, Samuel Mbemba vice-ministre de la Justice, a reconnu que « l’état des lieux des établissements pénitentiaires réalisé aboutit à la nécessité, d’une part, de réhabiliter la quasi-totalité des établissements pénitentiaires, et d’autre part, d’en construire d’autres afin non seulement d’assurer des meilleures conditions carcérales, mais aussi de désengorger ceux des établissements surpeuplés ». Mais pour faire face à cette surpopulation, le ministère de la Justice a multiplié les libérations de prisonniers.
L’activisme du garde de sceaux : entre solution et populisme
Face à la surpopulation carcérale tant décriée, le désengorgement des prisons s’est présenté comme une solution immédiate à la disposition de l’exécutif congolais. D’autant que la construction des prisons reste « une mesure à envisager à moyen et à long terme », comme l’affirmait en 2021 l’ancienne ministre de la Justice durant son audition à l’Assemblée nationale. On comprend mieux pourquoi, lors du conseil des ministres organisé le 22 mars de cette année, Félix Tshisekedi, président de la République, a instruit le ministre de la justice de procéder au désengorgement des prisons.
Malgré les libérations opérées à l’initiative du parquet général près la Cour de cassation, les prisons sont demeurées surpeuplées. Et Mutamba a persisté dans sa décision de poursuivre le désengorgement de prisons, procédant par exemple à une nouvelle vague de libération de près de 1500 prisonniers le 21 septembre.
Une initiative considérée comme un passage en force. Dans l’opinion, elle soulève aussi plusieurs interrogations sur son efficacité et sa légalité. Une question d’actualité a même été adressée au ministre Mutamba quatre jours après cette libération, soit le 25 septembre, par le député Meschak Mandefu qui souhaitait avoir des éclaircissements sur « les critères légaux ayant concouru à cette libération ». Le 11 octobre, le procureur général près la Cour de cassation a été formel sur l’inquiétude du député. Il considère les libérés comme des évadés et constate qu’au regard des informations en sa possession, ces personnes ont quitté Makala « en dehors de tout critère légal ». En conséquence, il a ordonné aux procureurs généraux de la Gombe et de Matete d’« activer tous les mécanismes de droit pour rechercher ces personnes, les arrêter et les traduire devant les juridictions compétentes afin qu’ils répondent de leurs forfaitures ».
De son côté, le ministre estime qu’il s’agit de désengorgements des prisons légaux et réguliers. Selon le code pénal, le ministre de la Justice peut en effet, après avis du ministère public et du directeur de la prison, accorder la libération conditionnelle à certains détenus. Ceux-ci doivent avoir été condamnés définitivement et purgé au moins le quart de leur peine. « Ce sont les commissions constituées des magistrats et agents pénitentiaires qui proposent au ministre les listes des prisonniers pouvant bénéficier de la libération conditionnelle, conformément à la nouvelle loi pénitentiaire », se justifie Mutamba sur son compte X. Cela suffit t-il pour balayer les reproches d’absence de concertation avec les autres acteurs impliqués dans la gestion du système carcéral ?
En tout cas, les récentes libérations de prisonniers ont laissé transparaître un manque de préparation et de coordination entre plusieurs services étatiques : les personnes libérées n’ont pas bénéficié de soins appropriés alors que la dégradation de leur santé est consécutive aux conditions carcérales. De même, des mesures de réinsertion sociale de ces personnes n’ont pas été annoncées. Ce qui fait craindre une récidive de certains ex-détenus par manque de mesure de réinsertion sociale.
D’ailleurs, dans sa question d’actualité, le député de Kazumba relevait que « les solutions de désengorgement viennent se poser sur des manifestations au lieu de s’attaquer aux causes profondes ». Ce qui fait dire à plusieurs observateurs que ces mesures du ministre relèvent du « populisme ». Revenant sur les incidents de Makala, le président de la République a aussi mis en garde le ministre de la Justice lors de la réunion du conseil des ministres tenue le 9 septembre : « (…) L’action gouvernementale doit être coordonnée et ordonnée. L’individualisme n’est pas un atout, au contraire, nous payons tous les prix des dérapages populistes individuels. Cet état des choses est inacceptable et ne devrait plus se répéter en matière de gestion de crises ».
Magistrats, coupables ou boucs émissaires ?
Déjà, en 2016, la PNRJ notait que la situation des détenus est notamment marquée par « de très nombreux cas de détention illégale, injustifiée, inopportune et l’impunité de leurs auteurs » et « un nombre élevé de détentions préventives prolongées ». C’est surtout contre cette dernière catégorie des détentions que le ministre de la Justice s’insurge. Il estime d’ailleurs que les différentes détentions préventives que les magistrats opèrent fréquemment sont à la base de la surpopulation pénitentiaire. Selon lui, ces détentions représentent 80 % de la population carcérale. Sur ce point, il est appuyé par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui dénonçait, quelques mois plus tôt, la « marchandisation » de la liberté provisoire et rappelait aux magistrats que la détention devrait demeurer une mesure exceptionnelle. Ce sont essentiellement les personnes condamnées qui devraient être incarcérées.
Dans certains cas, la détention préventive et la liberté provisoire sont devenues des fonds de commerce pour les magistrats. Mal rémunérés, comme la plupart des agents de l’État, ces derniers ont trouvé en ces deux pratiques un moyen de compléter leurs revenus. En effet, bien que la caution pour recevoir la liberté provisoire soit remboursable, celle-ci est souvent détournée, devenant une somme que se partagent les magistrats instructeurs et les chefs des offices de parquet. Ainsi, la détention arrange mieux les affaires des magistrats.
Pour le ministre, les détentions préventives massives annihilent ses efforts visant à désengorger les prisons en RDC. Pour les limiter, il a pris une circulaire interdisant désormais aux magistrats d’envoyer les justiciables en prison jusqu’à nouvel ordre. Le CSM, qui jusque-là s’était montré favorable aux initiatives du ministre de la Justice en appelant les syndicats des magistrats à la retenue, a fini par s’y opposer. Pour le CSM, « demander au magistrat de ne pas arrêter le suspect ni le transférer à la prison constitue une violation flagrante de la loi et surtout une manière d’installer, au sein de la société congolaise, les règles de la vengeance privée et la loi du plus fort ».
La solution à préconiser consiste en « la construction de nouvelles prisons et maisons d’arrêt et une application stricte de la loi sur la détention ainsi que celle sur le régime pénitentiaire », insiste-t-il. L’application stricte de la loi sur la détention suppose que les magistrats ne placent les personnes en détention préventive que dans les délais prévus et seulement lorsqu’elles sont poursuivies d’une infraction intentionnelle punissable de plus de six mois d’emprisonnement, ne disposent pas d’une adresse connue et présentent un risque de fuite ou font l’objet d’indices sérieux de culpabilité, ou encore lorsque leur détention est impérieusement réclamée par l’intérêt de la sécurité publique.
Si ces conditions sont réunies et observées, les détentions préventives ne devraient pas faire l’objet de critiques excessives, car, dans ce cas, elles permettent aux magistrats de protéger la société des troubles à l’ordre public.
Or, le ministre de la Justice reste formel : peu importe la manière dont la détention est opérée. Qu’elle soit régulière ou pas, la détention préventive est une mesure qui crée la surpopulation des prisons. La construction des prisons n’y changera rien, soutient-il. Mais dans ce cas, où doivent être placées les personnes remplissant les conditions pour une détention préventive ? La détention préventive n’a-t-elle donc pas, aux yeux du ministre, de raison d’être ? Le législateur doit-il la supprimer pour éviter que les prisons ne soient débordées ? Autant de questions restent sans réponse, tant la position du ministre semble rigide.
Cette approche radicale empêche d’aborder les causes profondes de la détention préventive prolongée. Outre le fait que les magistrats en font une source de revenus supplémentaires, la prolongation des détentions préventives est également due à l’insuffisance des magistrats et à un déficit d’assistance des personnes détenues. De nombreuses audiences sont fréquemment reportées, soit par manque de magistrats, soit en raison de l’absence des avocats pour assister les personnes détenues. C’est ainsi par exemple que la PNRJ prévoit de « planifier et organiser les audiences foraines ordinaires en matière de détention préventive au sein de tous les établissements pénitentiaires ».
Le ministre ne devrait-il pas s’impliquer activement pour que les 2500 magistrats issus du concours de 2022, qui attendent désespérément leur mise en service, soient affectés ? Alors que ces derniers organisent régulièrement des manifestations pour réclamer leur prise de fonction, le silence du ministre sur ce sujet reste incompréhensible.
Concertation entre les acteurs de la chaîne pénitentiaire
La prison n’est pas uniquement un lieu de punition. Elle protège les personnes incriminées des représailles populaires et vise leur rééducation. De ce fait, le gouvernement, faute de moyens pour réaliser son engagement de « construire et réhabiliter les infrastructures pénitentiaires », ne devrait pas stigmatiser les mesures de privation de liberté qu’ils appliquent, surtout lorsque celles-ci respectent les lois et règlements en vigueur. Cela serait une violation de l’article 151 de la Constitution, qui prévoit que « le pouvoir exécutif ne peut donner d’injonctions au juge dans l’exercice de sa juridiction, ni statuer sur les différends, ni entraver le cours de la justice, ni s’opposer à l’exécution d’une décision de justice ».
Les magistrats surtout ceux du siège, jouissant d’une indépendance, le ministre de la Justice devrait privilégier la concertation avec leur organe de gestion, le CSM pour harmoniser les vues et trouver les solutions aux problèmes du secteur. C’est d’ailleurs dans cet esprit que la Première ministre Judith Suminwa, soutenue par le chef de l’État, s’est positionnée. Ces derniers ont désapprouvé la tendance du ministre de la Justice et de son vice-ministre à faire porter publiquement aux magistrats la responsabilité de la tentative d’évasion à la prison de Makala.
Si la construction des prisons est une mesure nécessitant plus de moyens et de temps, le ministre de la Justice dispose d’autres mécanismes pour résoudre la problématique de la détention préventive prolongée, tout en collaborant avec les structures concernées. La PNRJ prévoit, en plus du renforcement du dispositif de la libération conditionnelle, notamment la création d’un comité de suivi permanent de la détention préventive (entre la direction générale de l’administration pénitentiaire et les parquets, au niveau central et provincial), et l’organisation d’une aide judiciaire systématique et continue en matière de détention préventive. Près de dix ans après ces propositions, ces actions n’ont jamais été exécutées en totalité.
À l’heure où les états généraux de la justice se tiennent, il est primordial que ces questions soient débattues, en commençant par l’évaluation de la mise en œuvre de ces actions prévues dans la PNRJ.
(Ebuteli)